Voici une courte nouvelle que je viens d’écrire pour un concours dont la contrainte était de commencer par : « Ce signe sur le tronc, il n’y était pas quand nous sommes passés ce matin ! » On y parle platane, marteau et vent fou.
LE CERCLE ROUGE
— Ce signe sur le tronc, il n’y était pas quand nous sommes passés ce matin ! J’en suis sûre.
— Quel signe ?
— La marque, là ! La peinture rouge tout autour du tronc. Elle n’y était pas ce matin.
— Ah oui, le cercle rouge. Tu as raison, ce platane, il n’en avait pas encore. C’est les gars chargés de l’abattage par VNF qui ont dû la peindre.
— VNF ?
— Oui, VNF, les Voies Navigables de France. Ce sont eux qui éliminent les platanes malades. La marque rouge, c’est pour signaler qu’il est condamné, comme beaucoup d’autres. Ils vont devoir le couper.
— Il est malade de quoi ? Il n’a pas l’air mal en point ?
— Et si pourtant, il est rongé par le chancre coloré, C’est une saleté de champignon que les GI ont apportée dans leurs caisses pendant la guerre. Il bouche les vaisseaux de l’arbre. Et il le tue à petit feu. Ils en ont déjà abattu plus de vingt-mille je crois bien.
— Vingt-mille ! Oh, c’est triste.
— Oui, c’est triste…
Je lui ai alors pris la main. Sans nous concerter, nous sommes restés une minute devant ce platane bicentenaire, nos doigts enlacés, pour un dernier hommage. La Tramontane à l’haleine de givre venait enfin de se taire à l’approche du crépuscule. Nous frissonnions cependant encore un peu. Nous avions quitté le lit en bataille où nous avions passé l’après-midi et nous étions habillés précipitamment, et bien sûr trop légèrement. Hélène, redressée sur un coude, s’était exclamée en riant : « Le dernier dehors à voir le soleil se coucher embrasse l’autre jusqu’à l’aube ! » C’était notre première nuit seuls ; elle avait laissé Lise chez une amie.
Trois semaines avaient suffi à nous emmêler l’un à l’autre pour toujours dans une profusion de mails, de textos et de petits mots étourdissants. Nos peaux s’étaient reconnues et aimées, nos yeux ne se lassaient pas des flammèches qui crépitaient dans nos regards en miroir. Deux torrents impétueux nous projetaient dans les bras l’un de l’autre. Avec quelle douce violence !
Et là, debout devant ce tronc à la peau blanche que mouillait la brume froide, je sentais deux sillons brûler mes joues et la main d’Hélène dans la mienne. Je me souviens des cris d’une pie au-dessus de nos têtes. Les yeux d’Hélène aussi brillaient. Eh oui, nous avons pleuré. Pleuré pour un arbre…
Pleuré peut-être aussi d’un trop-plein d’amour. Pleuré enfin de rage, contre l’humanité. L’humanité qui peut engendrer des génies comme Beethoven, Klimt ou Riquet le concepteur et maître d’œuvre du Canal du Midi qui a réussi l’impensable, qui a fait creuser des montagnes et inventé l’écluse ronde ou encore le pont-canal. L’humanité qui a réussi à détruire soixante pour cent des espèces sauvages en quarante ans. L’humanité, ma famille ! qui met le bazar dans tous les écosystèmes et qui rafistole la nature avec du sparadrap. L’humanité qui risquait de passer un sale millénaire si elle continuait sur sa lancée.
Si j’avais su…
Oui ! si j’avais su que c’était la dernière fois que je prenais la main d’Hélène et que je pleurais à ses côtés… Elle partait le lendemain pour Paris -une réunion importante- et elle y était encore cinq jours plus tard quand le Vent Fou a tout emporté.
Le Vent Fou… Non, pas le vent d’Autan, celui-là, il n’a jamais causé trop de mal. Non, le Vent Fou c’est cette ivresse qui s’est emparée des hommes ou plutôt de leurs dirigeants. Si mon histoire à moi commence par un coup de pinceau, celui qui a condamné, en rouge, un platane à une mort certaine, c’est un marteau qui dans sa chute a entraîné celle de notre espèce et de toute notre civilisation. Un marteau tombé accidentellement de la main d’un ouvrier pakistanais sur la tête du premier ministre indien en visite dans une usine du Cashmere. Un coup de marteau qui a déclenché des révoltes puis la guerre entre les deux pays après des années de tensions ethniques et religieuses. C’est Islamabad qui a le premier appuyé sur le bouton rouge. Puis New-Delhi en représailles. Ensuite tout est allé très vite, tout s’est emballé. Les puissances nucléaires ont disjoncté, les unes après les autres. Téhéran, Israël, Moscou, Washington, Pyongyang, Pékin, Londres et Paris… Paris qui s’est transformé en soleil. Et Hélène, ma belle Hélène, qui s’est vaporisée.
Je t’imagine, ô ma Troyenne, réduite en cendres aussitôt dispersées par le vent nucléaire, atomisée. Pulvérisée, comme mon cœur quand il a entendu ce maudit flash spécial.
Lise aussi est anéantie. Malgré ses trois ans, elle a bien compris qu’elle ne reverrait plus jamais sa maman. Sa « petite maman de poésie » ne cesse-t-elle de répéter. Je ne sais pas d’où elle a sorti ça. Ah ! comme ils nous manquent tes bras si doux, si chauds, parfum cannelle… Ne t’inquiète pas mon aimée pour ta fille. La péniche est solide et les plaques de plomb nous protègent bien. Nous avons de quoi manger pour plus de six mois. Un représentant du gouvernement du Pays d’Oc est passé la semaine dernière, il nous a dit que d’ici trois mois nous pourrons à nouveau respirer librement dehors. Il paraît que nous sommes quelques milliers à avoir survécu à cette première année. Dont plusieurs familles sur des bateaux sur le Canal. Tu vois, tout va bien ma belle Hélène, ma douce, nous ne manquons de rien. Ou si peu.
Lise m’a demandé ce matin de lui faire un fénétra. Je lui ai promis d’essayer (j’ai des abricots en boîte !) mais tu as emporté la recette avec toi et tu te doutes bien que recettes.com, c’est fini. Et moi, le fénétra, tu ne m’en as jamais fait. Tu m’avais promis pourtant !
Je te remercie de m’avoir laissé Lise en partant. Elle est ma bouée. Je pense que j’aurais coulé comme tous les autres sans elle.
Nous sommes dehors et je ne sais si le vent est froid. Difficile de le sentir avec ces fichues combinaisons. Lise et moi, nous marchons le long des berges silencieuses (hélas !) pour notre petite sortie de la semaine. Les cris des pies me manquent. Je sens sa petite main à travers le caoutchouc épais. Comme tous les dimanches soir, nous nous arrêtons devant le platane et sa ceinture rouge sang. Tu vas rire, mon aimée, nous avons pleuré pour rien. Les gars de VNF, ils ne l’ont jamais coupé.